CES ÉMOTIONS QUI DIRIGENT NOS ÉQUIPES

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Masques des émotions

Par Laurent Cremaschi

 

Les émotions sont-elles des perturbations inutiles qui entravent la pensée rationnelle ? Loin de là si on en croit Antonio Damasio[1] pour qui les émotions jouent au contraire un rôle central dans toutes nos prises de décisions, y compris celles que l’on veut croire uniquement rationnelles.

 

Nos émotions dictent nos décisions

 

Dans le domaine de la prise de décision, les émotions jouent un rôle primordial et complexe. Notre mémoire est étroitement liée à des repères émotionnels variés qui influencent nos choix et actions. Lorsqu’une décision est perçue comme néfaste, notre système émotionnel réagit instantanément en lui associant une sensation déplaisante, ce qui la rejette rapidement pour laisser place à un nombre restreint d’alternatives plus prometteuses. En revanche, lorsque nos émotions sont positives, ces alternatives sont « marquées » et conservées dans notre esprit.

 

La rapidité de la prise de décision est particulièrement frappante lorsqu’il s’agit de réagir face à un danger immédiat. Dans de telles situations, l’émotion prédomine, elle guide nos actions pour assurer notre sécurité. Cependant, lorsque les décisions nécessitent une réflexion plus approfondie et un choix éclairé parmi plusieurs options, l’émotion intervient sans prévaloir de manière absolue. Il n’est pas rare d’entendre des expressions telles que « je sens que je n’ai pas pris la bonne décision » qui soulignent l’implication inconsciente de l’émotion dans l’évaluation de nos choix.

 

Selon Damasio, l’émotion joue un rôle modérateur dans la prise de décision rationnelle. En effet, elle agit comme un processus d’ajustement et d’évaluation, et elle influence notre jugement et notre capacité à considérer les alternatives de manière équilibrée. [2]

 

Comprendre et appréhender les liens entre émotion et décision nous permet d’aborder ces processus de manière plus holistique et d’améliorer notre capacité à prendre des décisions éclairées et équilibrées.

 

Le coaching d’équipe et les émotions

 

Dans notre pratique du coaching, nous travaillons régulièrement avec des équipes dirigeantes, pour les aider à renforcer leur cohésion, à développer l’intelligence collective du groupe et à affuter leurs performances dans un contexte concurrentiel. Nous constatons la présence systématique des émotions au cours des réunions bien sûr, mais également pendant les échanges téléphoniques, dans les emails, etc. Pourtant, poser le sujet des émotions sur la table peut s’avérer être délicat.

 

Cachez cette émotion que je ne saurais voir

 

Pour beaucoup d’entre nous en effet, les émotions relèvent de l’intime. En parler, même en famille, même à un ami très proche, est rarement une évidence. On a l’impression de se mettre à nu, de montrer ses faiblesses, voire de s’inféoder en donnant à l’autre un « pouvoir » sur soi.

 

Pourquoi avons-nous ces discussions si intimes avec l’inconnu rencontré dans le train ? Inconnu il est, inconnu il restera, ce que nous partageons avec lui s’effacera avec lui. Alors, avec quel soulagement heureux on se libère, on met des paroles sur nos ressentis, sur ce qui nous tord les tripes, sur ce qui nous hérisse les poils, sur ce qui nous cause des bouffées de chaleur, sur ce qui nous glace les sangs, sur ce qui nous donne des papillons dans le ventre… sur nos émotions. Une telle rencontre avec un inconnu devient un véritable cadeau. On ressent, dans ce court instant, la puissance de l’échange humain et la beauté de la vulnérabilité partagée.

 

« Il y a des moments où on a besoin de sortir de soi, d’accepter l’hospitalité de l’âme des autres. ». [3]

 

 

Les émotions dans l’entreprise

 

Mais qu’en est-il dans l’entreprise ? En quoi partager ses émotions et ses vulnérabilités est-il pertinent ? Ne risque-t-on pas de donner aux autres le bâton pour se faire battre ?

 

Une première réponse est qu’il s’agit d’un choix éthique. Partager ses émotions c’est être authentique. Authentique avec soi-même pour commencer. En arrivant à reconnaître ses émotions et à les exprimer avec toute la subtilité nécessaire. Pour nous aider dans cette tâche, il existe d’ailleurs nombre de « lexiques des émotions », ou encore la « roue des émotions » qui comme un nuancier de décorateur propose sa vaste palette. Authentique avec les autres dans un deuxième temps. Faire part de l’émotion qui nous traverse permet à nos collègues, à nos interlocuteurs en général, de mieux comprendre nos comportements et de mieux s’identifier avec nous. Et plus nous sommes précis et authentiques dans cette expression, mieux nous sommes compris.

 

La réponse à ces questions est ensuite culturelle. La culture de l’entreprise valorise de plus en plus l’humain, et donc l’équipe, dans sa réussite. Pour que l’équipe gagne, elle doit bien fonctionner, les échanges doivent y être riches, les personnalités doivent y être non seulement respectées mais également tirées vers le haut, les objectifs, comme les valeurs, doivent être partagés.

 

« L’intelligence collective dépasse de loin l’intelligence individuelle. Construisez une équipe solide et donnez-lui les moyens de réussir, et vous verrez des résultats exceptionnels. »[4]

 

De nombreuses entreprises innovantes[5] ont fait leurs la vision de Jack Welsh. Leur culture d’entreprise est axée sur la collaboration et la valorisation de l’équipe. Les équipes sont ainsi encouragées à échanger librement idées et connaissances, ce qui favorise les discussions constructives. Chaque membre de l’équipe, qui apporte son expertise unique, constitue un atout précieux pour le succès collectif. Un tel degré de partage suppose que les émotions aient également droit de cité dans les discussions.

 

Le collectif versus le leader héroïque

 

Quelle valeur attribuer aujourd’hui à l’image d’Épinal du chef qui encaisse sans broncher, qui reste impassible quelle que soit la situation, dont la force intérieure est telle qu’il peut affronter tous les obstacles qui se dressent sur sa route sans dévier d’un pouce ? Quelle actualité pour cette attitude glorifiée par la devise du « stiff upper lip » de la classe dirigeante anglaise, encore en vogue au siècle dernier, pour qui une lèvre supérieure qui faseille était un aveu de faiblesse ? Le 21è siècle, avec toutes les évolutions et les révolutions qu’il apporte avec lui, semble avoir mis du plomb dans l’aile à cette représentation héroïque du leader.

 

 

Nous aspirons à un nouvel âge du travail en équipe, à un âge plus adulte, fait de cohésion, d’autonomie et de responsabilité. Comme souvent le monde sportif nous en apporte des illustrations, et je ne résiste pas à citer ici un champion hors catégorie :

 

« Le travail d’équipe bien orchestré permet d’accomplir des miracles. » [6]

 

Aujourd’hui, le travail d’équipe est incontestablement la clé de la réussite d’une entreprise qui doit relever des défis complexes. Bien faire travailler ensemble les équipes en cultivant une culture de collaboration est donc essentiel… mais pas aisé.

 

« Tout seul on va plus vite. Ensemble on va plus loin. » [7]

 

 

Les émotions au sein de l’équipe

 

Et c’est ici que l’on peut prendre toute la mesure des enseignements de Damasio. S’il est évident pour tous que les émotions que nous ressentons influencent la façon dont nous interagissons avec les autres, à commencer par nos collègues – la colère par exemple affecte directement notre communication et notre capacité à travailler en équipe – les recherches de Damasio montrent également que les émotions influent sur la prise de décision de l’équipe.

 

Ainsi un état émotionnel positif apporte-t-il une meilleure capacité de prise de décision et une plus grande créativité. En revanche, stress et anxiété affectent notre capacité à résoudre les problèmes et à prendre des décisions rationnelles.

 

« La fluidité de l’idéation, ou de la production d’idées, diminue avec la tristesse et augmente avec le bonheur ».[8]

 

Car les émotions sont contagieuses ! Elles se propagent d’un membre de l’équipe à l’autre. Les émotions agréables telles que la joie, l’enthousiasme et l’inspiration renforcent les liens et favorisent la coopération. En parallèle, des émotions désagréables telles que la frustration, la colère ou la méfiance entraînent des discordes, détériorent la communication et diminuent la productivité.

 

Les dysfonctionnements de l’équipe sont portés par les émotions

 

Pour aller plus loin dans la preuve de l’importance des émotions dans la vie des équipes, il suffit de dresser la liste de leurs principaux dysfonctionnements, ce qu’a fait pour nous le spécialiste du management des équipes Patrick Lencioni [9].

L’absence de confiance, la peur du conflit, le manque d’engagement, l’évitement des responsabilités et le manque d’attention aux résultats sont d’après Lencioni les cinq principaux écueils que l’on rencontre dans la création et l’animation d’une équipe. En les examinant un à un, chacun de ces dysfonctionnements est fortement étayé par un faisceau puissant d’émotions désagréables (peur, colère, tristesse, etc.) mais il révèle également le manque d’intensité des émotions agréables, à commencer par la joie.

 

Les émotions, acteurs incontournables de la vie de l’équipe

 

Comment peut-on encore penser pouvoir s’en abstraire ? Les émotions sont constitutives de la vie d’une équipe, ne sous-estimons pas leur puissance. Elles ont un impact énorme sur la façon dont on interagit les uns avec les autres et sur l’ambiance générale. En fait, elles influencent tout : nos décisions, notre engagement, notre motivation, notre confiance, notre communication, et même notre satisfaction au travail. Elles sont un peu comme la météo de l’équipe, elles peuvent créer une atmosphère positive et stimulante, ou bien tout le contraire.

 

Notre cabinet est spécialisé dans le coaching d’équipe. Dans nos interventions, nous nous attachons à personnifier l’équipe, c’est à dire à lui donner un corps et à reconnaître les émotions qui le traversent. C’est une série d’exercices, de réflexions et de prises de conscience, mais aussi de mises en application immédiates selon les principes du « test and learn » qui nous permettent de mieux cerner ces émotions, de mieux les canaliser pour qu’elles participent à la réussite de l’équipe.

 

Pour aider à la prise de décision en intégrant cet enseignement directement issu des recherches de Damasio : les émotions ne sont pas simplement des réponses physiologiques à des stimuli,  elles sont un élément clé de la prise de décision.

 

 

[1] Antonio Damasio neuroscientifique et philosophe luso-américain, professeur de neurosciences à l’Université de Californie du Sud, a consacré sa vie à la recherche en neurosciences. Ses nombreuses recherches sur la manière dont les émotions influencent la prise de décision, la conscience de soi et la perception de la réalité ont largement contribué à une meilleure compréhension du rôle des émotions dans la cognition humaine. Ses ouvrages les plus connus dont « L’erreur de Descartes », « Spinoza avait raison » et « L’ordre étrange des choses » sont publiés aux éditions Odile Jacob.

[2] Cette interrelation entre émotion et décision est également soutenue par des recherches telles que celles menées par Lazarus (1991) et Gratch (2000).

 

[3] Marcel Proust, « Le côté de Guermantes »

[4] Jack Welsh – ancien Président de General Electric

[5] Citons par exemple en France Leroy Merlin, Décathlon, Veolia, Danone, Michelin.

[6] Michael Jordan

[7] Proverbe africain

[8] Antonio Damasio, « Spinoza avait raison », Ed. Odile Jacob 2003

[9] Patrick Lencioni, « Optimisez votre équipe », Ed. Un Monde Différent, 200

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