Pourquoi un travail « insensé » finit par rendre malade ?

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Par Éric Démerlé

Démission silencieuse, désengagement, vague de souffrances psychiques sont des signaux d’alerte : il est temps que les entreprises repensent le sens au travail et changent de paradigme.

travail insensé

Quand Charles m’appelle pour un coaching, il me confie d’emblée « mon travail insensé m’ennuie, je suis épuisé, je n’ai plus de motivation ».

A son embauche dans cette entreprise, Charles s’engage à 100%, emballé par les perspectives que lui font miroiter ses interlocuteurs rencontrés lors de son recrutement. Quelque mois plus tard, l’engouement cède la place au désenchantement, la ferveur à la froideur. Le feu sacré qui l’animait s’est éteint.

Pourtant, sur le papier, la raison d’être de cette entreprise avait tout pour le séduire. Mais peu à peu Charles s’est rendu compte que la réalité était loin de coller aux ambitions affichées. Idem pour les valeurs, à commencer par le respect de la vie privée, principe bafoué par les soirées et week-ends au bureau pour respecter des échéances irréalistes. En retour, Charles ne reçoit que de vagues remerciements, vite dissipés par un nouveau défi à relever. Quant au feed-back préconisé par les RH, il ne trouve jamais sa place, faute de temps. Si le jeune diplômé d’une prestigieuse école continue de gagner son salaire, il a perdu le sens de ce qu’il fait et sa santé.

Loin d’être un cas isolé, l’expérience décevante de Charles pose la question du sens au travail.

Éclairer cette notion demande un détour philosophique. Comme l’explique Frantz Gault dans Apocalypse work[1], le sens est le lien entre l’imaginaire et le réel. Les hommes se servent de leur imaginaire pour se projeter et inventer. De l’art pariétal à la réalité virtuelle, des mythes de l’antiquité aux mythologies modernes décryptées par Roland Barthes, l’imagination est à l’œuvre. Mais pour que notre imaginaire agisse sur le réel, nous avons besoin de sens, de savoir pourquoi nous agissons de telle manière. Le sens guide nos actions. Sans lui, nous gâchons notre énergie à réaliser des tâches qui nous paraissent vaines. Et le burn-out n’est pas loin, surtout quand on n’a plus la force de quitter un travail « insensé » !

Coralie Perez, co-auteur de « Redonner du sens au travail », observe que « la perte de sens affecte significativement la santé psychique de tous les travailleurs, ouvriers comme cadres »[2].

Face à la multiplication des burn-out, bore-out, brown-out et même des suicides guettant leurs employés, les entreprises ont pensé qu’il fallait réenchanter le travail. Elles sont tentées d’élever la psychologie positive au rang de dogme et posent le bonheur comme objectif ultime, voire une évidence[3]. Des Chief Happiness Officers ont donc été sommés d’entretenir un état d’esprit positif, baby-foot et tables de ping-pong à l’appui.  La rhétorique du développement personnel s’est peu à peu imposée.

Cultivant l’adage que des salariés heureux sont plus performants (et non l’inverse), l’entreprise en vient à nier les difficultés que rencontrent ses employés. Comment l’écrit Andrée-Ann Labranche : « la positivité à tout prix peut prendre un aspect toxique, quand elle verse dans l’invalidation des états émotionnels » [4]. A ne voir que le côté positif des choses, on en oublie d’accuser réception des émotions (lassitude, tristesse, peur, anxiété, désespoir). Si une personne en difficulté a le courage d’en parler et de les exprimer, on invalide ses émotions. Résultat : cette personne se sent encore plus seule que si elle n’avait rien dit. Elle a l’impression de se heurter à un mur. Pire, elle finit par s’attribuer à elle seule toute la responsabilité de ses difficultés, puisque l’organisation ne veut que son bonheur…

Le langage managérial étouffe l’expression personnelle d’une souffrance, analyse Agnès Vandevelde-Rougale[5]. Cette « novlangue » impersonnelle, désincarnée, sémantiquement pauvre voire tautologique, peut créer de la souffrance au travail. Pour désigner l’origine de cette déshumanisation que ne cessent d’amplifier la numérisation et le data management, on évoque la quantophrénie, cette tendance à traduire systématiquement les phénomènes sociaux et humains en langage mathématique (Sorokin, 1959). La culture du chiffre pousse à une déshumanisation des relations : entre les indicateurs de performance (les fameux KPI), les taux de croissance, les résultats financiers, on perd de vue la dimension humaine, qualitative et subjective par essence.

Le psychiatre Christophe Dejours dénonce depuis longtemps cette dérive gestionnaire. Dans sa psychodynamique du travail, il souligne dans l’organisation du travail la place donnée aux personnes ne maniant plus que des chiffres, sans contact direct avec le travail de production. Cette gouvernance par les nombres décriée par Alain Supiot méconnait la réalité du travail qui n’est plus perçue qu’à travers des principes abstraits.

Mis bout à bout, les maux dont souffrent les organisations se transforment en malaise voire en souffrance de leurs employés, pour qui le travail devient « tripalium », à l’origine une pièce dédiée à la torture, au lieu d’être un « travel » ou un voyage qui transforme l’individu par sa contribution à une œuvre collective dont il perçoit la finalité.

Ce décalage étymologique n’offre-t-il pas une piste pour repenser la question du sens du travail ?

Chez YLOS7, nous en sommes convaincus, et nous accompagnons les organisations qui sont prêtes à changer de paradigme.


[1] Apocalypse work, F. Gault, Ed. Dunod, 2022

[2] https://www.welcometothejungle.com/fr/articles/lien-social-travail-sens

[3] Happycratie, E. Cabanas & E. Illouz, Ed. Premier Parallèle, 2018

[4] https://theconversation.com/positivite-toxique-voici-pourquoi-il-est-important-de-vivre-ses-emotions-negatives-165225?utm_medium=amplinkedin&utm_source=linkedin

[5] Mots & Illusions : quand la langue du management nous gouverne, A. Vandevelde-Rougale, Ed. 10/18, 2022

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